[Projet Racine] Les enjeux politiques et financiers
Petite histoire de la fibre
Loin d'être nouvelle, la fibre est utilisée dans le monde des réseaux depuis l'invention du laser. C'est à partir de 1970 qu'elles commencent à être utilisées de façon industrielle pour transporter de l'information. Elles se généralisent ensuite en partant du "haut" du réseau (les gros noeuds entre opérateurs, les câbles sous marins, etc ...)
On parle beaucoup de la fibre depuis quelques mois, mais le premier réseau français permettant d'avoir la fibre chez soi a ouvert en 2004 à Pau. Oui, il y a plus de 15 ans. Ce réseau était très similaires à ce qui se fait aujourd'hui.
Une histoire de gros sous
Mais alors, qu'est-ce qui a bien pu prendre 15 ans ? Tout simplement se mettre d'accord sur qui paiera l’addition. Puisqu'il est question de tisser une toile en fibre optique qui va relier la quasi totalité des bâtiments construits dans le pays, il faut une bonne quantité de câble. Ça ne coûte pas si cher que ça le câble : de quelques centimes le mètre pour celui qui contient une fibre à quelques euros pour les plus gros (contenant 144 à 288 fibres)
Ce qui coûte le plus cher, ce sont les travaux nécessaire pour l'installer. Heureusement, il existe déjà des conduites et des poteaux un peu partout qu'on peut utiliser pour passer ces nouveaux câbles, d'autant qu'assez rapidement on va pouvoir enlever une bonne partie de ceux qui étaient déjà en place (les anciens câbles de l'ancien réseau téléphonique).
Oui mais voilà, ces conduites et poteaux appartiennent à Orange qui, par la volonté européenne, a été privatisé. Contrairement à d'autres réseaux (l'eau, par exemple) ou le réseau de transport est resté public, en matière de télécom, *tout* a été vendu.
L'état a donc demandé il y a déjà presque 10 ans quels étaient les opérateurs qui souhaitaient prendre à leur charge l'établissement de ce nouveau réseau et dans quelles zones. Assez naturellement, Orange et SFR se sont positionnés sur les gros centres urbains, délaissant les zones moins denses et nos campagnes, jugés non rentables.
Mais alors comment fait-on, pour ces campagnes ? L'état passe donc la seconde et déclenche ce qu'il sait le mieux faire : des délégations de service publique. Une DSP, c'est assez simple : l'état ou une autre entité publique (région, département, ...) agite son chéquier en disant "je voudrais faire en sorte que *telle chose* arrive, qui voudrait bien le faire ? C'est nous qu'on rince pendant X années!".
Chose à quoi une demi douzaine d'opérateur répondent, avec des montants allant du simple au double et des offres relativement différentes les unes des autres. Comme le donneur d'ordre (en ce qui nous concerne, et pour simplifier, le département) ne sait globalement pas de quoi il retourne, il va choisir en se basant sur le prix proposé et la réputation de la structure qui répond.
Et nous voilà avec Orange qui déploie donc déjà avec 3 ou 4 ans de retard les deux grosses villes de l'Yonne qui "gagne" le droit de créer un peu plus de 50000 nouvelles lignes fibre. Il est évidemment payé grassement pour ça (plusieurs dizaines de millions d'euro) et va ensuite encaisser une part non négligeable des abonnements de chacune de ces lignes jusqu'en 2034.
Mais il restait encore, après cette opération lancée en 2015, un peu plus de 100 000 lignes FTTH a construire. Nouvelle DSP, donc, cette fois ci attribuée à Altitude Infrastructure, entreprise totalement inconnue du grand public, et pour cause : c'est un opérateur qui ne vends que très peu aux particuliers. La particularité de cette troisième zone est de taille : Altitude, contre une délégation de longue durée (30 ans) a fait une offre de construction et d'exploitation de ces 100 000 lignes pour ... 0 € !
Dans la suite de cette page, ces deux opérateurs (Orange et Altitude) seront nommés les opérateurs d'infrastructure (ceux responsables du réseau) par opposition aux opérateurs commerciaux (ceux qui vendent des connexions internet aux gens). Afin de simplifier les choses, vous ne verrez jamais ces deux noms dans les prospectus. Du côté d'Orange, la société exploitante (et filiale d'Orange, donc) se nomme BFCFibre. Du côté d'Altitude Infrastructure, elle se nomme Yconik.
Un réseau morcelé
Accrochez-vous bien à votre siège ou à votre smartphone, ça va devenir compliqué.
Ces trois zones (Orange "privé" à Sens et dans le grand Auxerrois, Orange/BFCFibre "public" dans le Migennois, le Jovinien et à quelques autres endroits et Altitude Infrastructure/Yconik ailleurs) sont régies par des règles et des contrats différents. Il y a quelques points communs :
- Les opérateurs d'infrastructure qui gèrent ces réseaux ont l'obligation légale d'autoriser d'autres opérateurs à s'implanter sur leurs réseaux pour vendre leurs offres. Les divers représentants ou sous-traitants d'Orange qui affirment qu'il y a une exclusivité sur une zone mentent comme des arracheurs de dents.
- Leur responsabilité est de bâtir, autour d'un central optique (le NRO), un réseau desservant les environs, jusqu'aux boîtiers au plus proche des habitations, tout ce qui va avant (amener internet jusqu'au central) et après (amener la fibre jusque dans la maison), c'est à chaque opérateur de se débrouiller. On notera qu'Altitude Infrastructure propose, en option, de gérer ces deux segments indispensable pour les opérateurs commerciaux pour ceux (généralement des petits comme SCANI) qui le souhaitent. Ce n'est pas le cas d'Orange.
- On nous promet un département "100% fibre en 2023". 2023 c'est dans 2 ans et il y a plus de 140 000 lignes restant à construire. Même si c'était réalisable, ce qui n'est pas le cas, ce seront 140 000 ligne en fibre qui arriveront dans des boites accrochées à des poteaux ou placées sous les trottoirs. Il faudra ensuite 140 000 petites longueurs pour rentrer dans 140 000 bâtiments. Nombre d'installations moyenne pour une équipe de 2 personnes bien formée qui travaille proprement ? 3. Il faudrait donc 200 techniciens sur le pont tous les jours uniquement pour la partie liaison finale des maisons pendant 2 ans pour espérer atteindre les 100% en 2023. Nous n'avons tout simplement pas ce nombre de personnes disponible, ni dans le département, ni dans la région, ni même en France.
Vous l'aurez compris, les promesses n'engagent que ceux qui y croient. Mais ce n'est pas fini.
Un réseau public pas si public
Même si ce sont des opérateurs privés qui sont à la manœuvre, le réseau est bien publique. A l'issue du contrat actuel avec BFCFibre (en 2034), le département pourra (même si c'est peu probable) reprendre en direct la gestion du réseau fibre ou bien, plus probablement, désigner un nouveau délégataire.
Oui mais voilà, pour des économies de bouts de chandelle, le cœur du réseau (NRO), l'endroit inévitable ou tous les opérateurs doivent pouvoir mettre les pieds pour l'exploiter, est, dans le cas de BFCFibre, placé ... dans un bâtiment appartenant à Orange. C'est probablement très commode pour eux (enfin, pour leur filiale BFCFibre), et sûrement moins cher (puisque ce bâtiment dispose déjà de grosses capacités de connexion), mais on peut, du coup, sérieusement douter qu'un quelconque autre opérateur ait envie de venir exploiter un réseau dont la tête n'est accessible qu'avec l'accord d'Orange.
Dans le cas d'Altitude Infrastructure/Yconik, les NRO sont de petits bâtiments en propre (l'équivalent de la moitié d'une remorque de camion, en gros), uniquement dédiés au réseau optique, qui vont être construits et seront la propriété du département. C'est déjà ça.
Sorties de ces fameux bâtiments, les fibres empruntent au maximum les infrastructures existantes : conduites sous la routes, poteaux, façades ... Là encore, une grande quantité de ces infrastructures appartiennent à Orange à qui il faut donc louer chaque mois le droit de passage. Pour un seul câble de 48 fibres, cette location se monte à 250 € par kilomètre et par ans. Orange paie lui même, ensuite, pour chaque tronçons une redevance d'occupation du domaine public aux mairies, une somme royale allant de 35 à 55 € par kilomètre et par ans. Ah, au fait, un tronçon peut contenir plusieurs câbles, parfois des dizaines.
Il existe de nombreuses infrastructures qui appartiennent aux collectivités, réalisées à l'occasion de travaux de voiries au fil des ans ... Mais quasiment aucune n'a gardé une trace fiable et détaillée de ces travaux. Résultat, un dicton existe dans le métier : "quand il y a une conduite ou une chambre de tirage, sauf preuve du contraire, Orange considère que c'est à eux".
Le petit détail dans lequel se cache un petit diable est le suivant : c'est Orange qui indique aux mairies (qui, pour la plupart ne savent rien de ce qui se passe sous leurs trottoirs ou en haut des poteaux) le montant de la RODP qu'ils doivent payer. La mairie fait une facture avec le montant indiqué par Orange et Orange paie. Le chiffre est-il correct ? Dieu seul le sait puisqu'Orange n'a aucune obligation de fournir les plans de ses réseaux aux mairies.
La ville de Caen a, après avoir fait des pieds et des mains, réussi à récupérer plus de 4 millions d'euro en 2015 en inspectant eux-même le réseau et en recalculant de chiffre tout en tenant compte des morceaux d'infrastructure appartenant à la ville et ceux appartenant réellement à Orange.
Bref, vous l'aurez compris, comme assez souvent ces dernières décennies, l'argent public sert à financer ce que le privé juge ne pas être assez rentable pour s'y intéresser mais la grosse majorité des bénéfices que le privé parvient ensuite à en tirer reste ... dans le privé. Et on râle ensuite copieusement sur le fait que notre appareil d'état coûte trop cher.
On se consolera en se disant que l'état Français est actionnaire d'Orange à 23%, ça rapporte toujours quelques centaines de millions d'euro dans les caisses publiques chaque année.
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